Institut Virtuel
de
Cryptozoologie
 

 

LE PARADIGME INDICIAIRE :
FONDEMENTS METHODOLOGIQUES DE LA CRYPTOZOOLOGIE
par Benoît Grison

© Grison 2000

 

N.B. : ce texte est tiré de la conférence présentée par Benoît Grison, lors du troisième colloque européen de cryptozoologie, qui s'est tenu à Rome les 23 et 24 mars 1999. Une version anglaise sera publiée dans les Comptes-Rendus du colloque, à paraître prochainement.
 

1. Introduction.

En 1557 fut édité par Michele Tramezzino à Venise un conte intitulé "Les trois princes de Serendip". En fait, ce texte, dont l'auteur est inconnu, ne faisait que reprendre la trame d'une ancienne légende turco-mongole. Celle-ci relate comment, lors d'un voyage, trois frères de noble extraction furent capables de décrire à un chamelier rencontré l'allure physique et le chargement d'un animal qu'il recherchait, cela avec une telle précision qu'on les accusa de vol. Et nos héros de démontrer au magistrat comment les traces laissées sur son chemin par le chameau, ainsi que les indices relevés dans la végétation environnante, leur avaient suffi pour aboutir à des conclusions fiables.

Cette "fable épistémologique" attira l'attention de deux représentants éminents des Lumières, l'écrivain anglais Horace Walpole, et surtout Voltaire, qui l'intégra dans son Zadig (1747). La démarche qui s'y trouve illustrée fut ainsi baptisée "méthode de Zadig" par Thomas Huxley (1888). Pour le grand évolutionniste, cette approche n'était pas seulement constitutive du savoir-faire du chasseur pistant un gibier, mais aussi de sciences authentiques, au premier rang desquelles il plaçait la Paléontologie. De fait, une telle méthodologie fonde ce que l'on peut nommer un "paradigme indiciaire" (Ginzburg 1980) -- le terme "paradigme" étant pris ici dans son acception de modèle épistémologique, plus restrictive que celle adoptée par Kuhn (1983).

 

2. La Cryptozoologie, Science Indiciaire

2.1. La Cryptozoologie versus les Pseudosciences

Le caractère de scientificité de la Cryptozoologie, dans l'état actuel de son développement, ne fait aucun doute.

Par son objet, qui est de prédire et permettre la découverte possible de plusieurs dizaines de formes animales nouvelles, cette discipline s'intègre sans problèmes dans la vision du monde que nous renvoie la science moderne. Il ne s'agit pas ici d'envisager comme certains des défenseurs de l'étude des phénomènes "anomaliques" (OVNIs, pouvoirs paranormaux…) l'existence de manifestations en contradiction avec les lois établies de la Physique. Les ambitions de la Cryptozoologie sont à cet égard très modestes : elle a pour objectif principal le test méthodique de crédibilité de quelques 150 dossiers (à ce jour) concernant des animaux supposés inconnus. Quand on sait que l'on estime le nombre d'espèces restant à découvrir (en majorité des insectes) à 30 millions au moins (Erwin 1982), ces prétentions disciplinaires n'ont rien d'exorbitant et peuvent contribuer efficacement à l'inventaire d'une biodiversité menacée.

Comme aime à le souligner Henry Bauer, les pseudosciences sont caractérisées entre autres attributs par l'absence de progression relative des savoirs qu'elles produisent (cf. entre autres : Bauer 1984). En Cryptozoologie, c'est précisément le contraire que l'on constate; au cours des 50 dernières années, des problèmes spécifiques ont été résolus, des progrès dans la connaissance enregistrés : citons entre autres exemples la confirmation de l'existence de l'éléphant nain (1990), la découverte prévue de cinq espèces d'ongulés au nord-ouest du Viêt-Nam (1993-1997) ou encore celle, toute récente, du cœlacanthe indonésien (1998). L'on n'a certes pas capturé à ce jour de yeti ou de serpent-de-mer, mais n'oublions pas que les controverses autour de l'existence du kraken, pour ne mentionner que lui, ont duré plusieurs siècles.

2.2. Science et Pratique Judiciaire

Un parallèle entre l'instruction d'un dossier par la justice et l'analyse zoologique critique de la vraisemblance d'une affaire de bête inconnue est fréquemment établi par Bernard Heuvelmans, et à sa suite par d'autres cryptozoologistes (Heuvelmans 1975, 1982). Ces mêmes auteurs tirent de cette comparaison une conception générale de l'établissement de la preuve en science de type "juridique" : toutes les disciplines scientifiques s'appuieraient à des degrés divers sur les trois types de preuve reconnus en Droit Pénal, les preuves "autoscopiques", "testimoniales" et "circonstancielles".

Cette vision des choses possède sans nul doute son degré de validité. Quand il s'agit d'évaluer l'existence d'un animal comme probable ou non, ce qui constitue idéalement le premier temps de la démarche cryptozoologique, l'on se situe plus dans une optique de rhétorique argumentative que dans la stricte démonstration scientifique. Mais dans une seconde phase, qui peut advenir tardivement, la réalité de l'espèce énigmatique sera éprouvée concrètement (et accessoirement, l'exactitude de son identification zoologique) : en théorie, les hypothèses de la Cryptozoologie sont infirmables, ce qui constitue le seul critère de vérité commun à toutes les Sciences de la Nature selon Popper (1985). C'est toute la différence entre l'aboutissement d'un processus d'investigation naturaliste et celui d'une procédure de jugement visant à démasquer un meurtrier non identifié : d'un côté le certain, de l'autre le plausible.

Quant à la vision uniformisante de la construction des faits scientifiques impliquant les trois registres de preuve admis par les cours de justice, elle présuppose une unité de la science qui est tout sauf effective. Les sciences, et la Cryptozoologie ne fait pas exception à la règle, sont dotées de techniques d'objectivation distinctes, ne tendant vers l'unité qu'à travers la coopération. Certaines vérités ne nécessitent pas de négociations sociales pour s'imposer au sein de la communauté scientifique concernée. Si la Nature ne parle pas d'elle-même, l'institution scientifique n'est pas non plus un prétoire (cf. à ce sujet : Fuchs & Ward 1994).

 

2.3. Le paradigme indiciaire

Il paraît clair que la Cryptozoologie appartient à une famille disciplinaire organisée autour d'une épistémologie commune, celle des sciences indiciaires.

Dans ce type d'approche empirique, l'on a recours à ce que le logicien et chimiste américain Peirce a désigné le premier au siècle dernier sous le nom d'abduction, à savoir un cas très particulier d'induction, une opération de raisonnement choisissant des traits communs dans des champs différents du savoir (Peirce 1931). L'inférence abductive est une procédure qui permet de former des conjectures et interprétations à partir d'indices et de traces. Le chercheur est alors comparable à un "Lumpensammler", un "ramasseur de chiffons", pour reprendre l'expression pleine d'humour du philosophe allemand Siegfried Kracauer : il amasse des données d'observation, des signes et indices matériels, afin de dégager des principes d'intelligibilité, des interprétations validables.

En dehors de la Cryptozoologie, la méthode indiciaire est comme nous l'avons vu centrale en Paléontologie : dans un texte important, Heuvelmans (1982) définit d'ailleurs les deux disciplines comme des "sciences-sœurs". Elle trouve aussi une application en Médecine scientifique dans la pratique clinique ainsi que dans l'Ethologie de terrain, qui constitue de fait une sémiologie, une science des signes.

 

3. La validité des données cryptozoologiques

Les données hétérogènes constituant les dossiers cryptozoologiques autorisent à des degrés divers le contrôle et la prédiction des faits : leur validité est donc variable. On a ainsi tout intérêt à en collecter le plus possible : de la même façon, la systématisation à la fin du XIXe siècle des fouilles de gisements fossilifères a amené la Paléontologie à maturité.

 

3.1. La validité intrinsèque
3.1.1. Les témoignages

Stigmatiser la fragilité du témoignage humain est un lieu commun. Il est déjà plus difficile de préciser en quoi il n'est pas fiable, et sous quelles conditions. Heureusement, les études de Psychologie Expérimentale sur le sujet se sont multipliées ces dernières décennies, nous fournissant quelques indications (Loftus 1979, Bertone et al. 1995).

Tout d'abord, notre système cognitif n'enregistre pas passivement les informations perçues : c'est avant tout un "système interprétant". C'est dire combien les stéréotypes mentaux, les préjugés et attentes culturels peuvent peser sur les observations individuelles. L'observateur scientifique n'est pas non plus à l'abri de ces biais ; il l'est d'autant moins que les données "factuellement pures" n'existent pas : en Ethologie, les divergences entre chercheurs ayant des options théoriques distinctes à propos de la description d'un même comportement peuvent être importantes.

La mémoire n'est pas non plus très fiable : elle peut être influencée inconsciemment par des informations enregistrées postérieurement à l'observation, mais en lien avec celle-ci, conduisant à des réinterprétations graduelles puis à des "faux souvenirs" (Loftus & Ketcham 1997). L'on sait que les questionnaires trop "structurés" peuvent contribuer à altérer subtilement les souvenirs des témoins : les "entretiens cognitifs", plus informels, mais visant autant à la remémoration du contexte du témoignage qu'à la restitution de celui-ci, s'avèrent plus efficaces (Py & Ginet 1995). Cela pourrait constituer une source d'inspiration pour des chercheurs comme Jordi Magraner, qui contribuent à raffiner l'usage des techniques d'entretien en Cryptozoologie.

Les observations de groupe peuvent être encore plus biaisées : des expériences déjà anciennes du psychosociologue Sherif montrent que le rôle de l'influence sociale peut être déterminant dans celles-ci, certains individus contribuant à établir une interprétation collective du stimulus observé (Sherif 1958).

La répétition d'observations individuelles convergentes est donc nécessaire afin de pouvoir conclure, tout comme en Ornithologie (une observation détaillée mais isolée est inutilisable, même si selon l'heureuse formule de l'astronome Martin Rees, "absence de preuve n'est pas preuve de l'absence"). Les séries de témoignages éloignés dans l'espace et/ou le temps présentent un grand intérêt, pouvant tendre à neutraliser certaines variables culturelles. A défaut, des témoignages portant sur le même événement, mais indépendants, sont également d'une réelle pertinence méthodologique : ainsi ces 9 personnes situées en différents lieux sur la berge du Loch Ness qui virent simultanément le 26 août 1968 une forme à allure de bateau retourné se déplaçant avec rapidité à la surface du lac…

Il faut noter que la "méthode des observations convergentes" est mise à contribution depuis peu en Ethologie : à propos des comportements de tromperie chez les singes, alors mal étudiés, les primatologues Byrne et Whiten (1988, 1993) ont recueilli auprès de plusieurs dizaines de collègues des anecdotes qui, recoupées, fournirent des informations intéressantes.

3.1.2. Empreintes, films, spectrogrammes et échos sonar

En théorie, aucune des trois premières catégories n'est épargnée par les trucages possibles. Les fausses pistes pour le bigfoot, les mystifications photographiques et filmiques pour l'affaire du Loch Ness, s'avèrent nombreuses. L'association d'échos sonar particuliers à des espèces connues mobilise les ressources d'une sémiologie complexe et nuancée, à propos de laquelle les experts impliqués ne s'accordent pas toujours : c'est dire que l'unanimité interprétative est encore moindre dans le cas d'un écho non identifié…

Il ne faut pas pour autant négliger ce type d'indices indirects. D'abord parce que beaucoup d'espèces cataloguées dans la nomenclature zoologique officielle, raréfiées ou de mœurs discrètes, ne se manifestent guère que par leurs empreintes ou leurs excréments (cf. 3.1.3.). L'on peut évoquer à ce propos l'exemple de ce spécialiste reconnu de la loutre qui n'a pu observer l'animal que cinq fois en dix ans !

D'autre part, certaines de ces données peuvent constituer de véritables "preuves négatives", résistant à l'analyse en termes de fraude. Ainsi, le cas des empreintes de bigfoot de Walla Walla (Krantz 1983), avec leurs dermatoglyphes et leur abouchement de glande sudoripare se prête admirablement au test d'infirmation poppérien : tant que personne ne parvient à fabriquer de telles traces, il est possible de tenir l'existence du sasquatch pour indirectement démontrée.

3.1.3. Pièces anatomiques, productions biologiques (fèces, terriers, nids)

Beaucoup moins aisés à contrefaire que les indices précédents, les fragments anatomiques peuvent constituer des preuves directes. Exemples : les tissus de la dépouille de St. Augustine, les poils attribués au yeren ou à l'almasty, qui se prêtent à des analyses biochimiques et microanatomiques, et permettent le cas échéant un diagnostic taxinomique précis.

3.1.4. Mythes, folklore et représentations anciennes

Ce sont les données les plus sujettes à caution. Et pour cause : si l'étiquette de "dragon" ou d'"homme sauvage" a pu être appliquée par des peuples anciens ou traditionnels à des animaux réels, il s'en faut de loin qu'il y ait possibilité de rationalisation systématique des mythes zoologiques. Une espèce disparue ou inconnue ne se dissimule pas derrière chaque animal mythologique : il faut garder à l'esprit le fait que l'on a le plus souvent affaire ici à des catégories culturelles complexes (cf. à ce propos Meurger 1988). Quant aux représentations animalières médiévales et antiques, il convient de souligner la difficulté de leur interprétation, même quand il s'agit d'animaux connus.

 

3.2. La validité extrinsèque

Il s'agit ici de replacer les données précédentes, croisées entre elles pour sonder la cohérence interne du portrait de l'animal obtenu, dans un contexte de validité plus large constitué par le cadre écologique et les données évolutives. Par exemple, l'étude de la distribution -- cohérente -- des témoignages de bar-manu selon les cycles circadien et annuel (Magraner 1992). A l'inverse, les estimations de la biomasse de poissons dans le Loch Ness varient entre 1 et 20 tonnes ! Cette imprécision énorme n'autorise pas l'évaluation de la validité externe.

 

4. Les pièges de l'interprétation

Afin de tendre vers l'objectivité, il est important de ne négliger aucune des données à disposition. En l'occurrence, leur traitement informatique peut être d'un grand secours. Car c'est un fait que dans le champ des sciences indiciaires, le chercheur risque sans cesse de se laisser aller à des biais interprétatifs en fonction de présupposés qui lui sont chers. Un bon exemple de cette attitude est celui d'Oudemans minimisant l'apport des témoignages laissant supposer que son Megophias était dépourvu d'appendice caudal, et "surinterprétant" d'autres rapports. Tant il est vrai comme le souligne Bayard (1998) que l'activité conjecturale frise souvent le délire d'interprétation… De toute manière, il est impossible d'avoir la certitude d'éliminer toutes les hypothèses alternatives : le champ des possibles est trop vaste pour justifier ce genre de candeur épistémologique. Il n'y a pas d'experimentum crucis : le réel ne se laisse pas épuiser si facilement.

 

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